Les actions syndicales se limitent-elles aux grèves ?
Les syndicats sont des organisations parfois perçues comme passéistes, trop vieilles. Ils auraient raté le train de la modernité. Ils seraient coincés dans leurs logique d’antan. Pourtant, ils se réinventent constamment et collaborent avec des acteurs culturels et artistiques, du monde travail et académiques pour innover. Loin d’être vieux jeu, ils ont toujours été à la recherche de nouvelles façons de lutter.
Les syndicats s’organisent essentiellement en entreprises, travaillent sur le terrain auprès des travailleuses et des travailleurs avec ou sans emploi. Leurs délégué.es – leurs représentant.es en entreprises – se battent chaque jour pour faire respecter les conditions de travail et négocient pour en obtenir de nouvelles plus décentes. Mais à côté de l’entreprise, il y a aussi un travail de lobbying, d’influence sur les décideurs politiques et de sensibilisation du public sur les inégalités croissantes, sur les enjeux sociaux-économiques. Cet effort pour changer les directions politiques et encourager les individus à opter pour des solutions collectives justes et égalitaires, il se traduit par leurs actions.
Les actions syndicales les plus connues sont bien évidemment les manifestations, les grèves et les piquets de grève. Elles sont largement médiatisées – souvent mal – et souffrent d’une mauvaise réputation. À l’intérieur et à l’extérieur de la sphère syndicale, on a l’impression qu’elles sont les seules actions par lesquelles les syndicats agissent. Pourtant, ce n’est pas le cas. Le répertoire d’actions syndicales est en réalité très varié et regroupe sur leur histoire presque toutes les actions possibles et imaginables.
(Note aux lectrices et aux lecteurs : dans cette contribution, les exemples mis en avant sont presque tous des actions de la FGTB, syndicat socialiste belge. Ce n’est pas par favoritisme mais bien parce que je me sers de mon expérience personnelle pour illustrer mon propos. Cependant, imaginez, il s’agit ici majoritairement d’un répertoire d’actions d’un seul syndicat alors qu’il en existe des centaines dans le monde).
Des actions plus « classiques »
Depuis que la liberté syndicale – le droit de créer et d’adhérer à un syndicat – est gravée dans la loi (1921 en Belgique et 1948 avec la Convention européenne des droits de l’homme), les syndicats ont le plus souvent recourus à des actions non-violentes. Ce qui ne veut pas dire que leurs actions n’étaient pas violemment réprimées par les pouvoirs en place.
Dans ce répertoire d’actions plus classiques et non-violentes, on retrouve sans surprises, les marches, les manifestations, les grèves mais également de nombreuses actions symboliques, de persuasion, de protestation, d’intervention physique ou de non coopération[1]. Il en existe des centaines. Pour n’en citer que quelques-unes : les déclarations formelles (discours publics, pétitions de groupes) ; les communications à de larges audiences par des slogans, des caricatures, des symboles, des bannières, des affiches, des tracts, des livres, des journaux, des enregistrements radios et télévisés, les groupes de pression ; l’exhibition de drapeaux et couleurs symboliques ; livraison d’objets symboliques ; peinture de protestation ; chants ; exécution de pièce de théâtres ; défilés de camions, de tracteurs ; boycott ; sit-in ; occupation de lieux ; occupation d’espace debout ; invasion non violente ; obstruction non violente ; achat préventif de produits stratégiques ; etc.
Ces actions vont de la simple expression par différents médias et moyens de communication des positions syndicales à la persuasion du public avec des actes symboliques en passant par des actions plus fortes de non coopération comme la grève ou l’intervention non violente comme l’obstruction et l’occupation de lieux symboliques.
[1] Classification des méthodes d’actions non-violentes proposée par Gene Sharp dans LA FORCE SANS LA VIOLENCE, disponible à https://www.aeinstein.org/wp-content/uploads/2013/09/TARA_French.pdf
Par exemple, en septembre 2010, Unilever, grande multinationale qui possède notamment la marque Lipton, annonce la fermeture de l’usine Frablib (thé éléphant) à Gémenos en France pour cause de délocalisation en Pologne. Les syndicats, les travailleuses et les travailleurs décident alors d’occuper l’usine pour continuer l’activité économique. Après 1336 jours d’occupation, de négociations difficiles et de luttes, ils obtiennent d’Unilever qu’elle cède les machines pour un euro et finance la création d’une société coopérative et participative (SCOP) : la Scop-TI. Cette coopérative est toujours en activité aujourd’hui. C’est un bel exemple d’occupation réussie.
En mars 2020, lors de la journée internationale des droits des femmes en Belgique, la FGTB Liège-Huy-Waremme, le syndicat socialiste belge, a rebaptisé la place Saint-Paul, Place de l’égalité et a réalisé une action d’écriture au sol pour dénoncer l’inégalité salariale entre les femmes et les hommes.
En 2014, la filiale espagnole de la marque Coca-Cola a annoncé un énorme plan social et la fermeture de quatre sur onze usines. Conséquences, des milliers de salariés mis à la rue. Suite à l’annonce, les syndicats et les travailleurs se sont directement mis en grève. Puis, ils ont appelé au boycott de la marque : « Si Madrid ne fabrique plus de Coca-Cola, Madrid n’en boira plus. » Dans le centre de l’Espagne, les ventes ont diminué de moitié. Une catastrophe pour Coca-Cola ! Une belle réussite pour ce mouvement. « La justice espagnole a ordonné l’annulation du plan social, la réintégration des 821 salariés déjà licenciés, ainsi que les paiements des salaires qui ne leur ont pas été versés »[1].
Privilégier des actions plus classiques ne traduit pas d’un manque d’originalité mais d’un calcul stratégique. En fonction des situations, les syndicats se posent la question de l’impact, du rapport de force et il est vrai que les grèves ou autres démonstrations de masse ont un effet très particulier et assez fort.
Aux actions plus humoristiques, décalés et technologiques.
La vie syndicale est aussi faite d’actions plus drôles, décalées et technologiques. Ces actions détournent les formes classiques d’actions grâce à l’imagination et à la créativité. Parfois, il s’agit juste de renouer avec le côté joyeux des luttes et d’accomplir notre désir d’agir autrement.
Ces actions sont plus intéressantes pour défendre notre propos puisqu’elles recourent à des méthodes parfois plus originales parfois plus modernes.
Détournement publicitaire, lutte contre les préjugés
En octobre 2019, la FGTB réagit à une pub sexiste et violente de Bicky Burger où l’on voit une femme se faire frapper par un homme, en publiant une publicité détournée où la femme fait une clé de bras à un patron pour l’obtention du salaire minimum à 14€ de l’heure.
Le prix satirique de la CSI
En 2018, Jeff Bezos, président-directeur général d’Amazon, s’est vu décerner le titre de « pire patron au monde » à l’issue d’un sondage mené par la Confédération syndicale internationale (CSI) lors de son troisième Congrès mondial.
Les autres nominés du sondage sur le pire patron au monde sont :
– C. Douglas McMillon, PDG des magasins Wal-Mart
– Jamie Dimon, PDG de JP Morgan Chase
– Loyd Blankfein, PDG du groupe Goldman Sachs
– Charles Koch, PDG de Koch Industries
– Lee Kun-Hee, président du groupe Samsung
En octroyant un prix satirique, la CSI dénonce en même temps le non-respect des conditions de travail d’Amazon. Pendant la crise du Coronavirus, l’entreprise a été plusieurs fois rappelée à l’ordre ou citée en première page parce qu’elle ne suivait pas les mesures de sécurité et de distanciation sociale.
Livraisons d’animaux, déploiement de plumes de poulets et cascades de lait.
Les animaux sont une grande source d’inspiration. Les syndicats ont eu plusieurs fois recours au parallèle avec des animaux pour illustrer leurs propos.
En décembre 2014, la FGTB du brabant flamand se mettait en grève pour dénoncer les mesures gouvernementales de l’époque et surtout l’augmentation de l’âge de la pension. Un tract circulait alors avec une image d’un poulet plumé. Pour rendre encore plus symbolique les piquets, des plumes de poulet avaient été déversé sur les rondpoints. La signification était simple et imagée : « on s’est fait plumé ».
Dans le même ordre d’idée, les jeunes FGTB et un groupe de travailleurs sans emploi qui en avaient marre des propos tenus par Olivier Destrebecq, un député de droite, sur les syndicats, sont allés à son domicile au petit matin pour le réveiller avec un mouton. Olivier Destrebecq ne semblait pas faire la différence entre les moutons syndiqués et un vrai mouton, il fallait donc le lui montrer.
Enfin, les syndicats des agriculteurs, connu pour leur file de camions et leur blocage, emmènent souvent des vaches sur leurs actions ou des milliers de litres de lait qu’ils déversent par exemple devant le parlement européen pour dénoncer la baisse du cours du lait. Les images sont impressionnantes et tout aussi symbolique.
Art, culture et militantisme
Les syndicats collaborent très souvent avec des artistes militants pour faire passer leur message. Si la distribution de tracts peut paraître rébarbative et fastidieuse pour un résultat mitigé, la création de pièce de théâtres, d’affiches artistiques, de peintures murales ou de chants peuvent produire des effets plus percutants. Le syndicat et le monde artistique se sont croisés à de nombreuses reprises : dénonciation des guerres et des conflits armés, des licenciements abusifs et d’autres situations particulièrement injustes…
En 2018, La Centrale Générale de la FGTB, a commandé plusieurs magnifiques affiches à divers artistes et réalisé en collaboration avec l’association Meta-Morphosis un livre qui « retrace l’histoire artistique des syndicats dans un livre richement illustré »[1]. Des affiches syndicales artistiques ont le mérite de dépasser les époques et de trôner comme une œuvre dans nos maisons, nos appartements, nos bureaux.
L’affiche pour un salaire minimum à 14€ fait partie d’une campagne plus large ainsi que la création d’un groupe de pression de délégué.es de plusieurs centrales – le groupe de pression étant une autre forme d’action – qui ont mené des dizaines d’actions différentes sur les marchés, dans les centres commerciaux et sur les places publiques.
En avril-mai 2013, lorsque la direction d’ArcelorMittal annonce la fermeture définitive des infrastructures de la phase à chaud du bassin sidérurgique liégeois, les syndicats appellent les artistes à les soutenir et utilisent l’art pour faire vivre la contestation. De cet appel nait une incroyable solidarité qui culmina jusqu’à l’action d’un dépôt de 12 000 bougies flottantes sur la Meuse (site des entreprises ArcelorMittal), bougies qui représentent les pertes d’emplois.
S’indigner à travers l’art et réaliser des actions artistiques et symboliques suscitent l’émotion du public, sa curiosité et l’attention des médias. Ce qui en fait des actions d’une grande force de persuasion. Aujourd’hui, des milliers de visiteurs vont encore admirer le chef-d’œuvre de Picasso, Guernica, au Reine Sophie à Madrid. Une œuvre qui dénonce l’atrocité de la guerre civile espagnole et qui trône comme un aide-mémoire pour ne plus reproduire de telles horreurs.
Vidéo projection
Technique moderne et très souvent utilisée par GreenPeace, les syndicats se servent aussi des vidéo projections sur les bâtiments pour afficher au public et de manière spectaculaire leurs messages.
Afin d’inciter un maximum de personnes à rejoindre le grand rassemblement du 21 novembre 2017 pour dénoncer le Hold-up du gouvernement Michel, la FGTB et la CSC ont projeté un message sur le bâtiment de la cité administrative. Ce bâtiment siège au milieu du centre-ville et est visible de loin en voiture et à pieds. Le message reprend une phrase simple « Stop aux Hold-up » ainsi qu’une caricature du premier ministre Charles Michel dessiné en voleur – avec le mot wanted en dessous – pour l’occasion.
En décembre 2020, suite à la condamnation de 17 syndicalistes de peine de prison avec sursis pour avoir fait grève, une grande projection « syndicalistes mais pas criminels » est organisée sur le palais de justice de Liège.
Création d’applications, de plateformes et d’outils numériques
Le monde est en évolution constante. La révolution numérique bouleverse le travail mais également la manière de lutter. Les syndicats ne le savent que trop bien. Ils se réunissent depuis des années pour trouver des parades aux plateformes numériques, aux abus des géants de la tech. Ils se concertent pour trouver des moyens efficaces de défendre les travailleuses et les travailleurs du numérique.
Amazon est depuis des années l’épicentre de conflits sociaux. Les travailleuses et les travailleurs y sont maltraités. L’entreprise avait même réalisé une campagne pour dénoncer toute création de syndicat au sein de ses murs. Il n’empêche que plusieurs grèves ont été organisées dans les différents hangars, en Allemagne, en France, en Italie grâce à un outil moderne : WhatsApp. Pour faire face à la mondialisation et aux tactiques transnationales de telles entreprises, les syndicats collaborent grâce aux applications et aux outils informatiques. Ils créent des plateformes numériques à l’instar des grandes plateformes capitalistes pour recueillir les témoignages des crowdworkers, des coursiers, des livreurs et autres travailleuses et travailleurs du numériques (Turkopticon, Fair Crowd Work, https://www.fgtbplateforme.be). Ils lancent des projets de collaboration en ligne et d’échange d’expériences e-tuned.org. Ils développent des applications pour évaluer les conditions de travail (Uni Global et son project Spotlight). Bref, ils s’adaptent encore une fois à cette nouvelle ère.
Les syndicats ne sont pas que des organisations obnubilées par les grèves et les manifestations. Ils sont des acteurs qui apprécient les situations et réfléchissent leurs actions en fonction des circonstances. Ils savent débattre et penser la lutte avec originalité. Évidemment, le monde ne change pas en un jour et toutes les actions ne donnent pas des résultats immédiats. Les rapports de force sont tendus. Parfois on gagne et on avance, souvent on perd et on recule face aux forces du libéralisme. Il n’empêche que toutes les actions si petites soient-elles, aident à l’avènement de plus grandes actions, celle qui signent la fin des injustices et des inégalités. En la lutte réside l’espoir. Sans luttes, il ne nous reste que le fatalisme et cela nous ne pouvons le tolérer.